L’aqueduc romain sous Venelles
objet de querelle entre Aix et Marseille

Bernard FINO et Marc FUHRY

Le besoin d’eau et les questions de base

Les villes d’Aix et Marseille ne sont pas arrosées par un important cours d’eau comme la plupart des grandes villes : l’Arc et ses affluents (pour Aix) autant que l’Huveaune (pour Marseille) n’ont que de faibles débits très irréguliers bien insuffisants pour les besoins des villes et des campagnes environnantes. Heureusement les Alpes sont un château d’eau quasiment inépuisable et encore mieux la Durance et le Verdon acheminent cette eau si précieuse presque à destination : le dernier obstacle à franchir est le plateau de Venelles qui sépare la vallée de la Durance et la plaine d’Aix-Marseille avec un dénivelé d’environ 140 m. Construire un canal est la solution envisagée depuis toujours. Les Romains l’ont déjà fait jusqu’à Aix en captant et acheminant l’eau de sources de Jouques mais il faudrait un canal beaucoup plus important pour satisfaire les besoins des deux villes.

Deux questions de nivellement divisent les hommes de l’art :

  1. Où faire la prise d’eau car la Durance au pont de Pertuis est à 190 m d’altitude tandis que la Rotonde d’Aix est à peu près à la même altitude ; pour arroser Aix il faut donc aller capter l’eau de la Durance plus en amont par exemple peu après le défilé de Mirabeau pour éviter un obstacle supplémentaire ;
  2. comment franchir le plateau de Venelles ? Le percer par un long tunnel est jugé hasardeux et onéreux. Le contourner… mais pas trop car la distance s’allonge, la pente se réduit ainsi que le débit… et le coût augmente.

Les questions économiques sont encore plus difficiles : les investissements nécessaires sont très importants et pendant la durée des travaux sur plusieurs années, aucun revenu ne sera obtenu. Ensuite les bénéficiaires pourront payer l’eau qui ne coûte rien aux exploitants et les revenus potentiels pour de nombreuses années sont énormes. Mais comment faire attendre les investisseurs ? De plus les bénéficiaires ne vont pas se précipiter dès l’arrivée de l’eau car il faut changer leurs habitudes d’usages domestiques, d’arrosage des exploitations et de choix des cultures, de mise en place des industries (moulins pour divers usages), de transport des marchandises.

Les premiers projets

Adam de Craponne, qui a construit le canal qui porte son nom vers Salon et la Crau, a présenté un projet en 1557, Colombi a présenté le sien en 1645. Louis XIV semble convaincu lorsqu’après une visite de la région en 1662, il vante les mérites de ce projet en ces termes « Notre ville d’Aix pourrait être mise au rang des plus belles villes de notre Royaume si elle avait une rivière ou une communication avec la Mer par quelque canal par lequel on pût apporter les choses qui y manquent et remédier aux sécheresses qui surviennent presque tous les étés, lequel canal étant fait d’une largeur et longueur suffisantes pour la navigation, pourrait fournir de l’eau pour tous les arrosages nécessaires, avec lesquels il serait facile d’élever quantité d’arbres…. ». On voit ce qui préoccupe le roi : non pas le bien être, la salubrité de ses sujets, ni l’agriculture qui pourrait augmenter ses rendements et se diversifier ni l’industrie qui pourrait utiliser l’énergie hydraulique mais le transport des biens vers la mer par un canal navigable et la plantation d’arbres pour la construction, le chauffage mais surtout la construction navale ; il est vrai que Marseille est sa « base navale » avec les galères royales. Il nomme une mission ; un rapport favorable lui est remis mais les calamités, les contagions et les guerres auront raison de ce projet pendant son règne.

Floquet reprend le flambeau avec un premier mémoire en 1733 suivi de nombreux autres et il débute même les travaux en 1752 pour un canal navigable « en descendant » (par flottaison) et non « en montant » (ce qui aurait demandé de nombreuses écluses) mais sa « Compagnie des propriétaires », financée par souscriptions auprès de notables provençaux et d’autres de la cour du roi Louis XV, n’a pas pu faire face aux premières difficultés dues à l’estimation insuffisante des travaux et aux retards pris : les travaux sont « discontinués » en 1754 avec seulement quatre kilomètres réalisés sur le territoire de Jouques à partir du défilé de Mirabeau ; Floquet ne put jamais les reprendre malgré ses efforts pour relancer sa compagnie avec de nouveaux associés.

Après la Révolution et l’Empire, Plagniol présente en 1818 un projet légèrement modifié dérivant la Durance à Peyrolles mais il finit par retirer son projet. Garella , ingénieur en chef des Ponts et Chaussées à Marseille, présente en 1827 une mise à jour du projet de Floquet avec un volet financier plus raisonnable mais toujours irréaliste.

Par contre Bazin, négociant à Marseille, aidé de Matheron, ingénieur de la ville de Marseille, propose en 1832 un projet innovant : il propose de percer un tunnel sous le plateau de Venelles en suivant à peu près celui des romains mais plus bas d’une quarantaine de mètres et il déblayera le canal antique pour faciliter les travaux. Ce tunnel raccourcit le parcours, augmente la pente et pour le même débit réduit la section du canal et au total réduit les coûts. En même temps Bazin cible les besoins : ainsi il élimine la navigation qui, selon son étude, sera peu utilisée pour le coût induit ; il dérive la Durance à Saint-Paul pour augmenter encore la hauteur de chute pour les usines (son canal arrive à Marseille 20 m au dessus de celui de Garella).Cependant ce canal atteint moins de terres à irriguer. Les deux projets sont donc différents et il est bien difficile de faire le choix. Pendant deux années s’ensuivent des critiques réciproques suivies de réponses ; un concours est décidé avec des analyses de rapporteurs, le Conseil national des Ponts et Chaussées est consulté et tantôt le projet Garella est préféré tantôt c’est le projet Bazin (Fig. 1 plan des deux projets)

Plan des projets Bazin et Garella (BnF Gallica)

La carte présente les deux projets, celui de Garella (en orange ) et celui de Bazin (en rouge), le tunnel sous le plateau de Venelles du projet Bazin est en pointillés ; les extensions futures à la mer figurent en vert.

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Tracés des projets du canal de Marseille par Garella et Bazin - Partie nord Tracés des projets du canal de Marseille par Garella et Bazin - Partie sud

Tracés des projets du canal de Marseille par Garella et Bazin (Légende)

Le projet de Marseille

Mais la ville de Marseille va faire basculer autrement ce projet de canal. En effet la ville a pris de l’importance, son activité économique s’accélère avec les développements des colonies et plus généralement du commerce en Méditerranée. Alors « le canal n’est plus un objet de simple convenance, il est un objet de nécessité, c’est pour Marseille une question de vie ou de mort » peut on lire dans le rapport de la commission spéciale de Marseille pour le canal. Pour éviter les difficultés rencontrées par Floquet avec ses souscripteurs Bazin demande à Marseille un engagement financier. Marseille accepte et bien entendu demande aux autres villes desservies par le canal dont Aix et au département de contribuer également. Aix et d’autres villes négocient à la baisse leur contribution et le département ajourne sa décision…

Plan du canal de Marseille (Montricher)Alors le conseil municipal de Marseille décide en 1834 que si les autres villes et le département refusent de contribuer « il ne serait pas juste que d’autres localités tirent avantage d’un canal auquel elles n’auraient pas contribué ». L’idée fait son chemin d’un canal pour Marseille seule tandis que les discussions s’enlisent et Marseille fait appel aux ingénieurs des Ponts et Chaussée (l’Etat) pour « faire des études à l’effet de vérifier, soit les plans qui seront produits dans le but d’amener de l’eau à Marseille soit d’en dresser un nouveau ».

Deux ingénieurs sont nommés : l’ingénieur en chef Kairmaigant et le jeune Franz Mayor de Montricher , ingénieur ordinaire alors en poste dans la Drôme, qui va se montrer l’homme de la situation pour Marseille. Très vite il est conclu qu’un canal pour Marseille peut dériver les eaux de la Durance beaucoup plus en aval et le Maire de Marseille demande à Montricher de lui présenter un nouveau projet ce qu’il fait très rapidement ; une enquête d’utilité publique est ouverte dès novembre 1836 (voir Fig. 2).

Fig. 2 : Plan du canal de Marseille(Montricher)

Le tunnel de l’aqueduc romain

Bien entendu Bazin critique fermement ce nouveau projet et Aix s’oppose énergiquement : on a maintenant deux projets concurrents : Bazin contre Montricher avec derrière eux Aix contre Marseille et une multitude d’arguments – contre arguments des uns et des autres. Et curieusement la querelle s’intensifie au sujet de l’aqueduc romain sous Venelles. C’est un argument de Bazin pour rassurer sur la percée de ce tunnel de 8,7 km qui est une critique pour son projet : Bazin déclare que le tunnel ne présente aucune difficulté géologique en particulier pas de nappes d’eau souterraines, il est facile à creuser puisque les romains l’ont fait et le canal romain facilitera ses travaux. De son côté, Montricher visite les vestiges avant et après le tunnel et il annonce qu’avant Venelles l’aqueduc romain ne prend pas la direction d’Aix et que le vestige à Aix n’appartient pas à cet aqueduc et en bloc il nie l’existence même de ce tunnel antique.

Piqué au vif, le conseil municipal d’Aix décide d’entreprendre des recherches du tunnel de l’aqueduc romain : confirmer son existence prouvera que le creusement du tunnel est possible et discréditera la confiance qu’on peut donner au projet de Montricher. Quatre fouilles sont entreprises (ce sont les seules fouilles jamais entreprises pour rechercher ce tunnel antique…)

Le « puits Dubreuil » vu de la margelle aujourd’hui (Photo Marc Fuhry)
Schéma puits Dubreuil en 1838 (DAO Marc Fuhry)

L’équipe technique dirigée par l’ingénieur Matheron étudie (mars 1838) le « puits Dubreuil », regard de l’aqueduc romain situé à Four des Banes à Aix dans une propriété privée. A 22 m du sol, le puits est comblé et on déblaye les détritus ou alluvions qui ont été accumulés au cours des siècles ; on descend jusqu’à 48m et là on trouve de l’eau mais pas de canal romain car il est noyé ; on creuse alors une galerie latérale à 45 ° dans le roc à partir d’au dessus de l’eau et dans la direction estimé du canal ; on creuse sur 6 m soit à une profondeur de 4 m supplémentaires ; on trouve alors l’ « extrados » (extérieur de la voûte du canal) ; une pierre de voûte se détache et l’eau jaillit dans la galerie latérale jusqu’au niveau du puits. Bien sûr l’équipe n’a pas vu le canal mais assez de preuves sont réunies pour assurer qu’il y a bien un canal au bout du regard.

Ces mêmes jours les lavandières qui lavent le linge au lavoir de la source des Pinchinats (aujourd’hui dans une propriété privée) se plaignent de ne pouvoir travailler car l’eau est devenue boueuse. Comme aucun orage n’a eu lieu et aucun chantier n’est signalé dans les environs, Matheron fait la liaison avec le déblaiement du puits Dubreuil et pour en être certain il jette dans le puits 200 litres d’une concoction colorée au bois de campêche au rouge profond caractéristique et sept heures après l’eau de la source devient colorée prouvant la connexion hydraulique du Puits Dubreuil avec la source des Pinchinats. Cette expérience sera renouvelée quelques jours plus tard en présence de nombreuses autorités aixoises et nous l’avons également effectuée en 2013 avec de la fluorescéine.

Ci-dessus : Le « puits Dubreuil » vu de la margelle aujourd’hui et le schéma de la galerie latérale creusée en 1838 (Photo et DAO Marc Fuhry)

Schéma de Montricher, Terrelongue à VenellesVestige proche de l’entrée du tunnel en 2000 (Photo J. Reynaud)L’équipe technique recherche également l’entrée du tunnel près de la ferme Terrelongue au Nord de Venelles où sont situés les vestiges visités par Montricher (voir son schéma Fig. 4). L’équipe découvre l’aqueduc dans le champ voisin et dégage le canal sur 72 m jusqu’à un regard. Ce vestige était encore visible en l’an 2000 (voir Fig. 5) mais il a malheureusement été détruit depuis. À noter que si les vestiges vus par Montricher selon son schéma ne se dirigent pas vers Aix comme il le remarque (sans doute pour traverser le vallon) la section reconnue par l’équipe technique prend bien la direction d’Aix.

Fig. 4 : Schéma de Montricher à Terrelongue (vestiges aujourd’hui disparus)
Fig. 5 : Vestige proche de l’entrée du tunnel en 2000 (Photo J. Reynaud)


L’équipe technique recherche également la sortie du tunnel dans le vallon des Pinchinats à Aix. D’abord il est bien évident que le vestige visité par Montricher n’appartient pas à l’aqueduc de Traconnade : il est connu sous le nom de galerie de Galici et n’a pas du tout le même type de construction. Mais l’équipe creuse une tranchée et finit par trouver la galerie romaine aux abords de la source des Pinchinats.


Puits des Michelons (Photo B. Fino)L’équipe recherche enfin les regards de l’aqueduc ; outre le puits Dubreuil elle note six autres regards dont le puits « Michelon » dont la margelle est encore visible aujourd’hui à proximité du garage Susini de l’autre côté de l’autoroute A51 (voir figure 6) La démonstration est faite que le tunnel romain existe bien sous le plateau de Venelles. Déclaration en est faite au Conseil des Ponts et Chaussées par le maire d’Aix qui se déplace à Paris pour y défendre le projet Bazin. Il y restera 4 mois sans arriver à convaincre.

Figure 6 : Margelle du puits des « Michelons » bouché vers 1980 par sécurité. Sa profondeur est d’environ 85 m (Photo B. Fino)

La décision

La décision finale appartient au Parlement qui doit voter une loi autorisant la construction du canal et le Parlement se détermine selon la décision du Conseil Général des Ponts et Chaussées. Ce conseil devrait choisir le meilleur projet pour la nation en toute indépendance. Mais Montricher appartient à ce corps d’ingénieurs et Kairmaigant est maintenant membre de ce Conseil… Alors la décision n’a qu’un semblant d’équité entre les deux villes : chacune est autorisée à dériver l’eau de la Durance (ou du Verdon pour Aix) pour ses propres besoins avec des limites de volumes fixées. Autrement dit Marseille peut construire le projet de Montricher et le projet Bazin qui satisfaisait les besoins des deux villes est indirectement rejeté : Aix devra construire son propre canal. Mais quel projet était le meilleur pour le pays sinon le projet Bazin ? La loi sera votée le 4 juillet 1838.

Epilogue

Pont-aqueduc de Roquefavour, 393 m de long et 82 m de hautLes travaux du Canal de Marseille commencèrent en 1840 après une année de préparatifs et ils furent rondement menés sous la direction de Montricher. Il construisit le pont de Roquefavour qui est le plus grand pont en pierres de taille (voir Figure 7) au monde battant de beaucoup le pont du Gard des romains. L’eau arrivait à Marseille en 1849. Le canal de Marseille est toujours en activité et vous le traversez peu avant la gare TGV des Milles. Aix devra attendre le canal Zola inauguré en 1857 qui ne sera pas suffisant et ne sera qu’un complément au canal du Verdon inauguré en 1877(toujours en application de la loi du 4 juillet 1838) puis abandonné en 1970 et enfin le canal de Provence en 1967 qui dessert également Marseille et finalement satisfait le vœu des premiers projets et bien plus (à part la navigation). L’ironie de l’histoire est que Montricher sera amené à remettre en eau un autre aqueduc romain plus connu : l’émissaire du lac Fucin en Italie.

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Note : Pour en savoir plus : « Les architectes de l’eau en Provence de la Renaissance au XXe siècle » par Michel Jean, Actes Sud, 2011. Pages 311 à 379.