Histoire d’une amitié
Louis-Félix CHABAUD et Charles GARNIER
Conférence par Jean-Marc HÉRY mercredi 24 mars à Venelles
Il faudra néanmoins attendre janvier 1860 pour que le décret impérial paraisse.
Officiellement, pour des raisons de libéralisme, Napoléon instaure ce qui sera le premier concours ou le premier appel d’offre pour un bâtiment public. C’est une nouveauté mais qui cache en fait une vérité nettement moins glorieuse.
À l’époque en effet, la France était encore plus administrative qu’elle ne l’est aujourd’hui. Et il existait en particulier un architecte des théâtres qui aurait dû récupérer le chantier automatiquement.
Deux ombres vont en décider autrement : l’impératrice Eugénie et surtout son préféré Viollet-le-Duc qui va habilement suggérer l’organisation de ce concours pour évincer son concurrent.
Un concours truqué donc… pour deux raisons : la première c’est que l’on laissera un mois aux concurrents pour présenter un projet fini (ce qui était impossible, ne serait-ce que pour établir un plan de financement correct, s’associer avec des artistes, etc…) mais ce concours était aussi pipé puisque lors de la parution du décret, Viollet-le-Duc avait déjà réalisé son projet.
Au total, 171 candidats se présentent. Le jury est présidé par le comte Walenski, le propre fils de Napoléon Ier. Officiellement les copies sont anonymes, sauf que l’on autorise exceptionnellement tous les candidats à laisser une inscription, une citation. Dans le cas de Garnier elle est éloquente : « Je demande beaucoup mais attends peu ».
Et là ! un miracle se produit. Contre toute attente, au premier tour l’architecte en charge des théâtres et Viollet-le-Duc sont tous deux éliminés et au final on retient 5 projets… celui de Garnier étant le 5ème !!!
Un second concours est alors organisé et cette fois Garnier arrive en tête.
Une question se pose néanmoins : pourquoi cet architecte si peu connu ? pourquoi cet homme qui n’était pas le préféré de l’Impératrice Eugénie sera-t-il retenu ? La réponse apportée par de nombreux historiens consiste à dire que c’était tout simplement parce que son projet était le meilleur. Or dans ce cas pourquoi ne l’a-t-il pas emporté la première fois et surtout que sont devenus les malheureux candidats évincés qui lui avaient pourtant soufflé la place lors de la première série d’épreuves ?
C’est là l’un des premiers grands mystères qui entoure Charles Garnier. Nous allons voir qu’il y en a d’autres.
Quoi qu’il en soit le chantier démarre en 1861 et l’on sait que dès le début Garnier va s’entourer d’amis proches, de ses anciens collègues prix de Rome parmi lesquels Louis Félix Chabaud. Au total ce sont 74 sculpteurs et 14 peintres qui vont contribuer à cette réalisation gigantesque : le plus grand théâtre de l’époque, le plus moderne aussi.
Nous allons maintenant pénétrer dans l’intimité même du lieu et, pour en prendre la mesure je vous propose de vous reporter sur une maquette où nous allons identifier les différents endroits où l’on peut remarquer la contribution de Chabaud : la façade, le pourtour de l’Opéra, le foyer de la danse, la salle de spectacles, la rotonde, le glacier, le grand foyer, le vestibule d’entrée… il n’est pas un endroit qu’il n’ait illustré.
Commençons par un tour d’horizon de l’extérieur.
La façade à elle seule de l’Opéra est riche en enseignements, elle peut d’ailleurs nous donner un indice quant aux relations exactes qui liaient Garnier et Chabaud. On va confier à des sculpteurs la réalisation de 8 bustes en bronze dorés, monumentaux, illustrant les grands compositeurs lyriques.
Un débat est lancé, puis un référendum et au final on sait que c’est Charles Garnier qui va prendre la décision de ne retenir que 8 noms, tous de compositeurs ou de librettistes morts à l’exception d’Auber qui devait d’après lui entrer dans la postérité.
5 bustes sont confiés à Chabaud : Auber, Meyerbeer, Spontini, Mozart et Beethoven, tandis que Rossini, Quinault et Scribe sont confiés à d’autres sculpteurs.
Curieusement, les 5 compositeurs dévolus à Chabaud (et il conviendra de s’en rappeler) étaient tous franc-maçons (les 3 autres non) ; peut-on imaginer que Louis Félix Chabaud, qui avait une certaine emprise sur Garnier ait pu imposer cela ? c’est difficile à croire… tant les témoignages abondent sur le côté « totalitaire » de Garnier, qui n’hésitait pas à reprendre les dessins de ses artistes (Carpeaux en fera les frais d’ailleurs).
Un autre indice du lien très fort qui liait les deux hommes va nous être apporté par la comparaison de deux scandales : celui lié à la danse de Carpeaux et celui lié à la succession de 22 femmes nues représentant l’étoile du matin et l’étoile du soir, réalisées par Chabaud, et qui encadrent l’opéra.
Ces statues sont au nombre de vingt-deux. Elles sont placées sur les balustrades et présentent deux types : l’Étoile du matin et l’Étoile du soir. L’une des statues, du bras gauche, ramène sur son front un voile qui pend par derrière, et, du bras droit levé, soutient le lampadaire placé sur sa tête. La jambe droite est croisée devant la jambe gauche. L’autre statue, du bras droit, ramène sur son front un voile qui flotte derrière elle, et, du bras gauche, elle soutient le lampadaire placé sur sa tête. Elle est appuyée sur la jambe droite placée un peu en arrière ; la tête est un peu tournée à droite.
L’œuvre, bien que très appréciée par l’architecte, fut pourtant très vivement critiquée : on parla même de procession pornographique et l’on jugea cette répétition d’un même motif pour le moins facile.
Garnier s’en expliqua dans son ouvrage « le Nouvel Opéra » : « c’est parce que ces éléments sont pour ainsi dire inertes et qu’il n’y a aucune raison pour qu’ils soient diversifiés. Une succession de colonnes, de pilastres, de candélabres et même de sphynx peut fort bien se produire sans que l’on éprouve le désir d’en voir changer les formes particulières. Tant que ces éléments ont la même destination et concourent au même but, rien ne milite en faveur de leur diversité […] La répétition ne peut être admise que lorsque les objets répétés ne peuvent changer de nature et d’aspect ; elle doit être rejetée toutes les fois que les objets répétés ne peuvent être identiques sans violer les lois naturelles. Et bien lorsque l’on met à la queue-leu-leu une vingtaine de statues toutes semblables, on viole ces lois ; quel que soit l’office que ces statues aient à remplir, elles devront le remplir régulièrement comme but, mais diversement comme moyen, sous peine de ressembler à une rangée de soldats faisant l’exercice […] J’aurais donc dû, pour agir suivant la logique, la vérité et le bon goût, au lieu de mettre partout sur la balustrade les deux figures de Chabaud, toutes se répétant à l’infini, placer des statues de même allure générale, mais de tournures différentes. J’aurais dû en somme, au lieu de faire faire deux modèles dissemblables, en commander vingt-deux, c’est-à-dire autant qu’il y a de piédestaux. »
Avant d’ajouter : « quant à l’inconvenance de ces figures, inconvenance qui leur a été reprochée par bien des gens qui peut-être ont plus de pudeur pour les statues que pour les personnes, il y a eu au fond quelque chose de vrai dans l’accusation ; mais cela ne tenait aucunement à l’immodestie des sculptures en elles-mêmes, qui sont fort chastes dans leur nudité ; mais seulement et encore à la répétition de ces sculptures. Une femme toute nue peut fort bien, si elle est traitée avec délicatesse et retenue, représenter la virginité tout aussi bien qu’une statue couverte de voiles ; mais il faut que cette statue soit, pour ainsi dire, isolée, et dans un entourage virginal. »
Le plaidoyer est habile, d’autant qu’il renvoie dos à dos les deux types de détracteurs de ces statues. Il est d’autant plus intéressant que dans son « testament d’architecte », Charles Garnier donne la véritable explication de cette démultiplication. N’oublions pas qu’il fut maintes fois accusé d’avoir dilapidé l’argent public (l’opéra coûta au total 38 millions de francs or dont 4.8 furent négociés comme nous le verrons par Garnier auprès de la Société des Bains de Mer de Monte Carlo). Cette somme, quoique considérable pour l’époque, obligea l’architecte à sans cesse aller à l’économie. Or c’est précisément ce qu’il fit dans le cas présent. Vingt deux statues différentes auraient supposé vingt deux modèles différents qu’il aurait fallu payer au statuaire et surtout vingt deux moules différents.
Par le truchement de l’alternance de l’Étoile du Jour et de l’Étoile de la Nuit, l’économie fut considérable : Garnier n’eut à régler que 2400F par statue à Chabaud (soit 4800F au lieu de 52800 F) quant au fondeur, il lui consentit un rabais du fait que le moule était le même pour toutes les statues (Garnier négocia donc un prix de 1500F par coulage au lieu de 2400F soit une nouvelle économie de 19800 F). Au total, ce modus operandi permit donc une économie de 67800F.
Toutefois la défense de l’ouvrage de Chabaud (qui fit certes couler beaucoup d’encre à l’époque), est à rapprocher d’une autre œuvre toute aussi polémique : la danse de Carpeaux. Il est intéressant, en effet, de voir comment Garnier se défendit (et défendit donc son artiste) face à une polémique de même nature… nous allons voir que les arguments ne sont pas les mêmes.
Sur la personnalité de Carpeaux d’abord, le jugement est, disons… moins clément : « Le génie a bien des façons de se montrer, ce n’est pas toujours le plus turbulent qui est le plus fort… » Le groupe, devait être initialement confié à Cavalier qui, malheureusement, déclina l’offre afin de se concentrer sur le palais Longchamp à Marseille… là encore les propos de Garnier sont plutôt tranchés quant à son second choix : « bien que je n’ignorasse pas que Carpeaux était la terreur des architectes, comme j’avais non seulement bonne amitié pour lui, mais encore grande confiance en son talent, je me décidai à lui offrir le groupe resté libre ». (rappelons que Carpeaux arriva à la Villa Médicis en 1855 soit deux ans après le départ de Garnier qui ne le côtoya donc que brièvement en dehors de l’Académie). Les premières esquisses tombent, Garnier dresse une trame de laquelle les artistes sont supposés s’éloigner le moins possible : Jouffroy et Guillaume respectent à la lettre le cahier des charges ; Carpeaux évidemment non ! il présente pour commencer une composition avec un homme et une femme totalement nus et portant sur leurs têtes un satyre grimaçant qui ne symbolisait en rien la danse mais rappelait plutôt « Adam et Eve mal conseillés par le diable ».
Le sculpteur dressa une nouvelle esquisse qui cette fois fut acceptée… mais il n’eut de cesse de l’alourdir, de rajouter des personnages contre l’avis de l’architecte lui-même.
Le résultat, nous le savons, donna lieu à une salve de critiques inégalées. « Toutes les qualités et les défauts de cette œuvre ont été longuement discutés par la presse et par le public, et mon modeste galoubet ferait bien peu de bruit en comparaison des trombones qui ont soufflé les dissonances et les consonances. Je suis, au surplus, à peu près de l’avis de tout le monde : un peu irrité de quelques vulgarités de détail, et très enthousiasmé du mouvement des figures et de leur vaillante allure […] Cela n’empêche que j’éprouve quelques regrets quand je songe que ce groupe a été livré avant d’être réellement terminé ! C’est cette hâte de le présenter au public qui a été cause de certaines négligences capables à elles seules de déconsidérer l’œuvre de Carpeaux. Si les chairs avaient été aussi bien exécutées que dans le modèle, si quelques finesses étaient venues adoucir les brutales indications, le groupe aurait moins mérité le reproche de vulgarité qui lui a été adressé, et je crois même que les raffinés eussent été moins choqués qu’ils ne l’ont été par la vue de ces chairs palpitantes mais un peu flétries, de ces hardiesses de ciseau puissantes, mais un peu barbares »
– La différence de ton est notable : autant Garnier prendra de manière indéfectible la défense de son ami Chabaud, assumant seul un choix qui fut bien contesté (il le refera d’ailleurs au sujet du foyer de la danse), autant il saura se montrer critique (et on peut même le penser, règlera quelques comptes) avec Carpeaux. Il est d’ailleurs amusant de voir qu’alors qu’il prétend soutenir l’œuvre de son turbulent statuaire, il consacrera pas moins de cinq pages dans son ouvrage, à recopier in extenso des courriers de lettres venues de toute part écrites avec pour seul objectif de faire supprimer la composition de Carpeaux (composition qui fut d’ailleurs dégradée par malveillance le 18 août 1869).
– J’en citerai une pour l’exemple :
« Sans doute y a-t-il du beau dans le groupe de Monsieur Carpeaux. Mais il y a plusieurs genres dans l’ordre du beau ; et l’Académie de Musique est-elle un lupanar ? […] peut-être eût il pu donner quelque chose de mieux que cette espèce de danse macabre où des pouffiasses de barrière des plus communes opèrent leur descente de la courtille en poursuivant leur ronde pesante autour d’un balochard effronté et narquois » avant de conclure : « disons tout de suite que c’est le style de notre époque, – du Bas Empire – le style de la décadence de l’art et de celle des mœurs, qui le suivent toujours. Le style des… Grecs. »
La comparaison de ces deux scandales est emblématique : elle montre une hiérarchisation dans les relations qu’entretenait Garnier avec ses artistes. Une hiérarchisation qui se retrouve dans son ouvrage « Le Nouvel opéra » où seul Chabaud bénéficiera d’un chapitre.
Enfin il faut aussi citer, sur un plan anecdotique que lorsque Garnier dédicacera son ouvrage, il prendra soin de recueillir, dans un cahier la totalité des copies des dédicaces et leurs destinataires :
- Pour Carpeaux : « flatté d’avoir été représenté en bronze par vos soins »
- Pour Clairin : « avec tous mes remerciements »
- Pour Chabaud : « J’ai voulu « pointou » faire traduire ce bouquin en provençal mais l’imprimmeur manquait d’ »S ». accepte donc cette cuisine au beurre à défaut de cuisine à l’huile »