Histoire d’une amitié
Louis-Félix CHABAUD et Charles GARNIER
Conférence par Jean-Marc HÉRY mercredi 24 mars 2010 à Venelles
Reste une question. Lorsque Garnier présenta son projet à l’Impératrice Eugénie une légende tenace veut qu’elle lui ait répondu « Qu’est-ce que ce canard, ce n’est ni du romain ni du grec »… et Garnier de lui répondre « Non, c’est du Napoléon III ».
Se pose alors la question de l’académisme de Chabaud (qui pourrait expliquer en partie sa disparition de l’histoire)… les statues lampadaire nous fournissent un premier élément qui permet de contrer cette hypothèse.
Yeux clos, esprit songeur sont plutôt représentatifs de l’art nouveau ; Or c’est précisément le chantre de l’Art nouveau en Angleterre, Sir Alfred Drury, qui va littéralement plagier l’Étoile du Soir pour en faire une série de 8 statues lampadaires (aujourd’hui détruites et dont il ne reste plus qu’un buste en bronze au musée d’Orsay intitulé je vous le donne en mille… Spirit of the Night !!! »
Pour le reste, il n’est pas une façade qui ne soit ornementée par Chabaud, jusqu’à l’entrée administrative avec sa gigantesque clef de voute de 8m de haut (la plus grande des statues de l’Opéra de Paris) : une Minerve encadrée de deux masques, l’un illustrant la tragédie et l’autre illustrant la comédie.
Même les cheminées eurent droit à ses coups de ciseaux : il dessina une vingtaine de modèles de masques, tous différents, pour les ornementer alors qu’elles sont à peine visibles depuis la terre ferme et que seule la maquette du Musée d’Orsay (ou une visite sur les toits pour voir par la même occasion les ruches de l’opéra de Paris) permet de prendre la pleine mesure du travail effectué.
On pourrait aussi citer les encadrements de fenêtres, les mascarons, les guirlandes mais l’inventaire serait trop long… mentionnons simplement à l’extérieur de l’Opéra que tout le pourtour de la coupole est l’œuvre de Chabaud.
Passons maintenant à l’intérieur de l’Opéra dans ce qui constitue certainement son cœur ; le grand escalier. Là encore l’œuvre de Chabaud est foisonnante : écus entourés de masques ou de chérubins ailés sur chaque mur latéral et chaque angle, têtes rappelant un peu la statue de la Liberté sous le plafond de Pils.
Sans parler des « négresses » qui encadrent les entrées des différentes loges et illustrent les 4 continents ou bien encore des deux structures monumentales qui encadrent le grand escalier lui-même, occupant plus d’un étage et illustrant l’une la tragédie l’autre la comédie.
Pour replacer cette œuvre dans son contexte il faut considérer un tableau de l’époque, considérer aussi les conditions rocambolesques de l’inauguration de l’Opéra de Paris le 5 janvier 1874 alors que le général Mac Mahon régnait d’une main de fer, avait imposé à tous de payer leur place de spectacle (même Garnier dût s’acquitter du droit d’entrée), organisant une loterie pour permettre à certains députés d’assister à la représentation (députés qui ne pourront in fine pas venir puisque retenus tardivement en chambre), alors que se pavanait le roi d’Espagne accompagné de son grand maître de la volaille…
Mais avant d’accéder à ce foisonnement, tous devaient passer par le grand vestibule d’entrée, pièce parmi les plus aimées de Garnier, où l’ornementation fut quasiment exclusivement réservée à Louis Félix CHABAUD. Il y réalisa une trentaine de masques qui sont parmi les plus expressifs et les plus variés qu’il réalisa pour Paris.
Autre lieu dont la décoration lui fut réservée mais hélas aujourd’hui totalement interdit au public (car situé derrière la scène) : le foyer de la danse.
Paradoxalement cette salle fut l’une des moins aimée de Charles Garnier qui la trouvait beaucoup trop chargée à son goût. Une fois encore il s’empressera dans ses écrits de dédouaner son ami Chabaud de cette responsabilité considérant qu’il s’agissait là de sa seule faute.
Paradoxalement toujours ce fut la salle la plus appréciée lors de son inauguration (il faut dire que sa fonction (lieu de rencontre privilégié avec les cocottes et demi-mondaines) y était peut-être pour quelque chose.
Le Figaro de l’époque ne tarit ainsi pas d’éloges. On y retrouve une série de 20 enfants musiciens (certains pas si musiciens que cela), 4 têtes monumentales des grandes danseuses qui firent l’histoire de l’Opéra de Paris (on peut citer Aurélie Beaugrand dont Sully Prudhomme était amoureux et qui lui dédia un sonnet), et en sus une ornementation luxuriante faite de pommes de pins, de thyrses, de papillons, de fleurs, etc…
La salle aussi réserve quelques surprises de taille, à commencer par l’arc doubleau de l’avant scène sur lequel on peut lire des vers d’Horace (contre les traditionnels slogans politiques habituels). L’arc doubleau de l’avant-scène se prolonge par deux compartiments dominés par les têtes de Vénus et de Diane. A la retombée de cet arc-doubleau, quatre autres têtes de 80cm de haut et sculptées par Chabaud couronnent l’entablement : à droite l’Épopée (elle est coiffée d’un casque sarrasin ) et la Féerie (Elle est coiffée d’un voile que relève sa baguette féerique et que surmonte une couronne au milieu de laquelle brille une flamme) et à gauche l’Histoire (Une plume passée en travers relève son voile) et la Fable (Elle est coiffée d’un masque relevé sur la tête) . Ces quatre têtes sont argentées ; leurs accessoires sont dorés. Enfin huit grandes colonnes se détachent tout autour de la salle, avec à la base des fûts de nouveaux masques qui sont encore de Chabaud. Ces huit têtes, hautes de 0m50, représentent la Peinture, la Sculpture, la Musique, l’Architecture, le Commerce, l’Industrie, l’Agriculture et un faune.
Le Glacier demeure l’une des dernières salles à avoir été mise en activité. Chabaud y travailla jusqu’en 1890 et Garnier n’en assura pas personnellement le suivi (la salle n’est d’ailleurs mentionnée dans aucun de ses textes ; il s’agissait vulgairement de la brasserie de l’Opéra où se retrouvent encore une fois des pilastres illustrés par des têtes associées au mythe de Bacchus, pilastres au milieu desquels on reconnaît les tapisseries de Mazeroles qui correspondaient aux mets traditionnellement servis en ces lieux (thé, café, poissons…) Chose intéressante, le plafond de la salle, dessiné par Clairin (grand ami et admirateur de Chabaud) représente pas moins de 8 satyres et ménades équipés de thyrses. Enfin, on peut citer aussi le buste de Salieri qui, avec le buste de Torelli (aujourd’hui égaré dans les méandres de l’administration de l’Opéra) témoigne du travail du sculpteur sur certaines commandes en marbre.
Il est temps maintenant d’aborder réellement le vif du sujet.
Depuis le début de cette conférence je ne cesse de parler de certains mystères qui entourent l’édification de l’Opéra, de thèmes et d’ornements récurrents mais sans être parvenu, pour l’instant, à les justifier réellement. Deux clefs vont nous permettre d’avancer de façon significative : il s’agit de deux des trois signatures que Charles Garnier laissera dans son Opéra. À l’époque cette pratique était plus qu’audacieuse voire totalement nouvelle. L’une des signatures sera confiée à Facchina au niveau des mosaïques de l’avant foyer (où le nom de Charles Garnier apparaît en grec byzantin du XIIIème siècle) ; les deux autres vont être confiées à Louis Félix Chabaud lui-même dans une salle que l’on avait comparée en son temps à la galerie des glaces de Versailles et qui avait valu à Garnier la réputation d’un architecte particulièrement dispendieux. (que d’or, que d’or n’avait on écrit à l’époque).
Dans le Grand Foyer la contribution de Chabaud est nettement plus originale, très en avance sur son temps même comme en témoignent les 2 séries de 4 torchères allégoriques qui illustraient les 4 modes d’éclairage de l’Opéra à l’époque : le gaz, la lampe à huile, la bougie et l’électricité.
À chaque angle, des masques grecs gigantesques attirent le regard et chaque panneau peint par Paul Baudry est supporté par la tête d’une divinité (il y en a 12 au total).
Toutefois ce sont deux têtes monumentales et en vis-à-vis que l’on ne peut ignorer car elles ne sont pas dorées mais argentées. Lors de l’ouverture de l’opéra, Charles Nuitter, premier archiviste, avait minimisé l’importance de ces deux représentations mais c’est finalement Garnier qui, 4 ans plus tard, va rétablir une partie de la vérité dans ses écrits :
Le personnage masculin : c’est lui en Hermès et la femme qui lui fait face est son épouse en Amphitrite. Pourquoi ces divinités ?? nul ne le sait avec certitude et Garnier lui-même laissera planer un doute : Hermès était le Dieu des voleurs, l’inventeur de la lyre… cela suffisait-il ? Probablement pas !
Observons de plus près le buste de Garnier : curieusement le Caducée semble formé de deux serpents entourés autour d’une lyre à trois cordes mais ce qui est assez étrange ce sont les deux fleurs à cinq pétales qui encadrent le buste, constituant un double pentacle, représentatif du nombre 10 et rattaché aux Séphiroths et donc à la Kabbale. Notez d’ailleurs le nombre de cordes portées par la lyre. Etrangement ce double pentacle se retrouve partout dans le grand foyer et une fois encore les thyrses abondent en très grande quantité (Baudry peindra même la mise à mort d’Orphée, allusion directe pour certains franc-maçons au XIXème siècle au mythe d’Adon Hiram).
Chose encore plus étonnante : ces deux bustes en vis-à-vis font directement référence à un autre lieu parisien qui n’est autre que le Musée du Louvre. Dans les appartements de Napoléon III existe une salle appelée salle des 7 cheminées ; or aux deux angles de cette salle se trouvent deux bustes : le premier est celui de Napoléon Ier en Hermès et le second celui de Joséphine en Amphitrite.
La coïncidence est pour le moins étrange.
S’agissait-il d’un pied de nez ?? Peu probable sachant que Napoléon III venait lui-même régulièrement superviser le chantier et que les familles de Garnier et Chabaud étaient clairement bonapartistes.
Il faut alors se rappeler que pour beaucoup d’historiens, Napoléon (tout comme Napoléon III) eut des liens très forts avec la franc maçonnerie… Pour Napoléon, beaucoup de franc-maçons s’en défendent mais reconnaissent que ses 4 frères étaient membres.
Pourtant, c’est Napoléon qui demandera au marquis de Cambacérès de prendre le contrôle du Grand Orient, et c’est lui qui lui demandera, en catastrophe, pour rétablir un semblant de noblesse en France, de travailler en un temps record sur près de 3000 blasons (il existe d’ailleurs un ouvrage fort intéressant sur l’héraldique napoléonienne qui démontre que sur la plus grande partie de ces armoiries apparaissent des symboles franc-maçons).
Quant à Napoléon III, les écrits de Gould à la fin du 19ème siècle ne laissent guère de doute quant à son appartenance à la franc-maçonnerie.
Simple coïncidence sachant que Chabaud appartenait au grand Orient de France ?